Nous partageons aujourd'hui un très long papier de notre collègue Craig Willy, blogueur Franco-Américain basé à Bruxelles et animateur du blog Europe Libre (1), consacré aux affaires européennes.
« …nous n’avons
trouvé aucun économiste américain soutenant de manière forte l’euro avant sa création. »
C’est peut-être la
conclusion la plus frappante d’une étude fascinante de la Commission
européenne sur les jugements qu’ont portés les économistes américains (2) sur l’émergence de l’euro, tels qu’ils ont été
exprimés dans 170 publications. Le document est instructif à plusieurs
égards :
- premièrement en tant qu’une histoire intellectuelle de la pensée américaine sur l’euro, « l’interprétation américaine » qui en fait prédomine toujours ;
- deuxièmement en tant qu’une sorte de radiographie du « cerveau eurocratique » et de ses efforts à minimiser les critiques de l’euro ;
- troisièmement en tant que description du débat scientifique et international sur les mérites économiques de l’euro qui, comme le souligne les auteurs du rapport, a eu lieu presque exclusivement en anglais, et donc, n’a pas pu être compris par la grande majorité des Français.
Tout soi-disant expert
sur les affaires européennes devrait lire ce rapport de 50 pages,
malheureusement que disponible en anglais, ou sinon devrait lire cet article,
qui résume son contenu et fournit des extraits traduits.
Le rapport a été écrit
par deux fonctionnaires de la Direction générale pour les Affaires économiques
et financières (DG ECFIN). Son idée générale peut être déduite de son
titre : « L’euro : Ça n’aura pas lieu. C’est une mauvaise idée.
Ça ne durera pas. Les économistes américains et l’EMU, 1989-2002 ».
(« EMU » réfère à « l’union économique et monétaire », objectif
et processus qui a aboutit à l’euro. J’utilise le sigle anglais parce que les
débats internationaux et le travail de sa création passée et de sa gestion
actuelle par les banquiers centraux et les fonctionnaires européens
se fait quasi-exclusivement en anglais.) Le texte dans son intégralité est
traversé par un contraste étrange entre d’une part une histoire intellectuelle
neutre, voir bien disposée, sur leurs collègues américains et d’autre part une
défense assez artificielle et peu convaincante de l’euro contre les théories
économiques américaines.
Le moment choisi pour la
publication du rapport était très peu opportun. Il fut publié fin 2009, exactement au moment que la crise de
l’euro fit son apparence avec l’incapacité de la Grèce de se financer seule. Comme
le nota à l’époque P. O. Neill du blogue Fistful of Euros (3) :
Alors le timing est plutôt embarrassant. Novembre 2009 ce n’était pas vraiment le moment pour prétendre que les bébêtes économistes américains étaient trop attachés à la théorie des zone monétaires optimales pour comprendre la sagesse de la zone euro.
C’est presque aussi
gauche que la fois où la Banque centrale européenne jugea que novembre 2011 fut
le moment juste pour sortir une vidéo triomphalement pro-euro, figurant une
belle femme sortant d’une jarre grecque pour traverser les euro-ponts de la
prospérité (« pas
aimée » à 95 % sur YouTube (4)).
Globalement, mes études
d’histoire et de sciences politiques m’ont rendu sceptique sur le pouvoir des
« théories » générales. J’ai trouvé les affirmations empiriques,
limitées et méticuleusement documentées des bons historiens bien
supérieures aux théories globales et universelles des politologues célèbres. Je
plaçais les théories économiques que légèrement au dessus des théories des
relations internationales en terme d’utilité prédictive. J’ai toujours trouvé
que c’était vraiment injuste que les médias présentent souvent l’économie comme
une science « dure » (je suppose parce qu’il y a beaucoup de
graphiques et de maths pour avoir l’air sérieux) alors qu’en réalité cette
science est à peu près aussi « molle » que la sociologie (et très
certainement plus « molle » que la psychologie). Cette image célèbre
de William Blake résumait à peu près mon attitude :
Mais il faut dire que les
théories des économistes américains sur la zone euro, du moins, ont été
largement confirmées par les faits. Les deux grandes critiques étaient :
Primo, que l’Europe ne constitue pas une
« zone monétaire optimale », et secondo, que les Européens sont trop divisés pour créer une union économique et
monétaire cohérente. C’est frappant combien les économistes américains
étaient unanimes dans leurs évaluations négatives et comment cela traversait
tout le spectre politique. (N’y avait-t-il donc pas quelque part une chaire Jean Monnet (5) financée par l’UE pour défendre ce machin ?)
Par exemple, en décembre
1998, à la veille du lancement de l’euro, Paul Krugman, le célèbre économiste
social-démocrate, ultra-critique de la gestion de la crise de l’euro, résumait
l’opinion américaine ainsi :
Pendant sept longues années depuis que la signature du Traité de Maastricht a mis l’Europe sur le chemin d’une monnaie unifiée, les détracteurs ont averti que le dessein était une course au désastre. En effet, le scénario classique pour un effondrement de l’EMU a été débattu tellement de fois que pour des euro-geeks de longue date comme moi-même c’est comme si il avait déjà eu lieu […].
Le héro libertarien
(ultralibéral) Milton Friedman avait un point de vu similaire. Ces commentaires
d’une interview de mai 2000 ont sonnent toujours juste :
D’un point de vu scientifique, l’euro est la chose la plus intéressante. Je pense que ce sera un miracle – bon, un miracle c’est un peu fort. Je pense qu’il est très peu probable que ça sera un grand succès. […] Mais ce sera intéressant de voir comment ça fonctionnera.
Il était d’ailleurs peu
préoccupé du fait que la valeur de l’euro avait beaucoup chuté comparé au
dollar suite à sa création (ça avait atteint autour de 0,90 $). Lorsqu’il fut
demandé si la dépréciation de l’euro était un « mauvais signe », il
répondit :
Non, pas une seconde. Actuellement la situation est très claire. L’euro est sous-évalué ; le dollar est surévalué… Par rapport au dollar, l’euro appréciera et le dollar dépréciera.
Sur ce point il avait
raison. La valeur de l’euro sous la direction régulière, voir mécanique, de la
BCE atteint autour de 1,40 $, et même maintenant elle vaut plus que le dollar.
Mais pourquoi ces
Américains de toutes les persuasions politiques étaient si sceptiques ?
C’est pas la faute aux méchants z’Anglo-Saxons
Il ne semble pas que ces
économistes américains étaient particulièrement europhobes. Beaucoup de
Français en particulier aiment croire que les « Anglo-Saxons »
complotent contre l’euro, craignant l’ascension d’une superpuissance rivale.
L’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing a accusé les banques anglo-américaines (6) de provoquer les problèmes de la zone euro et
l’eurodéputé allemand Elmar Brok (ancien « homme à Bruxelles » de
Helmut Kohl et d’ailleurs plutôt atlantiste) a évoqué une « guerre »
américaine contre l’euro (7).
(Ces hommes ne semblent jamais s’être posé la question de savoir si la
construction auquel ils ont contribué serait imparfaite…)
Ce mythe doit mourir. Il
n’y aucun signe que « les économistes américains étaient jaloux de
l’euro » et étaient donc apparemment critique par rancune, comme l’a suggéré un économiste européen à
la Banque mondiale (8). Il y a bien sûr des europhobes en Amérique,
beaucoup même, mais ils ne se trouvent pas vraiment parmi les économistes
fonctionnaires ou universitaires. Au contraire, les économistes des deux côtés
de l’Atlantique formaient une communauté « d’eurogeeks » (eurobuffs, selon Krugman), qui
connaissaient les travaux scientifiques des uns et des autres, et qui
probablement pouvaient avoir une conversation intelligente sur le sujet de
l’EMU plus facilement entre eux qu’avec leurs compatriotes.
Dans le cadre de
l’intérêt national étasunien, les économistes universitaires cités par le
rapport ne craignaient en rien l’euro. Ils étaient critiques, mais ils ne
pouvaient craindre la nouvelle monnaie parce qu’ils ne pensaient pas qu’elle fonctionnerait.
Plusieurs (Krugman, Barry Eichengreen, Rudiger Dornbusch) étaient en outre peu
inquiets de la capacité de l’euro à « détrôner » le dollar en tant
que monnaie de référence et de réserve mondiale parce que de toute façon ils ne
pensaient pas que l’économie étasunienne bénéficiait beaucoup de ce privilège.
Pour eux, selon les auteurs du rapport, « les bienfaits du
seigneuriage provenant de l’internationalisation de l’euro serait
mineurs ».
Le manque de sentiment
anti-européen est particulièrement frappant chez les économistes travaillant au
sein du gouvernement étasunien, soit pour les administrations présidentielles
soit pour le Système de la Réserve fédérale (la banque centrale nationale et
ses branches). Les auteurs du rapport considèrent qu’ils ont décrit l’EMU
« dans des termes assez neutres et équilibrés. » (Ceux qu’ils citent
sont presque tous peu critiques voir positifs.)
William J. McDonnough, le
président de la Banque de la Réserve fédérale du New York, par exemple dit dans
un discours de 1997 qu’il « serait une erreur de dire que les États-Unis observent
cette perspective [l’euro] avec inquiétude » et affirma que « il
semble certain que les changement important au rôle international du dollar et au
fonctionnement du système monétaire international se produirait que
progressivement et d’une manière qui serait facile à gérer ».
Les administrations
présidentielles avaient des points de vu similaires. Un document de
l’administration Clinton de mars 2000 intitulé « Les euro-implications
pour les US » soutenait que « il est peu probable que l’euro ne
provoque une chute soudaine de l’utilisation du dollar en tant que monnaie
internationale dans un avenir proche, et une évolution au détriment du dollar
sera progressif ». Également, le Rapport
économique au président de 1999 du Council
of Economic Advisers (Conseil des conseillers économiques…) affirme
simplement : « Les États-Unis saluent la formation de l’Union
monétaire européenne. Les États-Unis peuvent profiter beaucoup de ce projet
historique. Aujourd’hui plus que jamais, l’Amérique bénéficie du fait d’avoir
un partenaire commerciale intégré de l’autre côté de l’Atlantique ».
Les auteurs du rapport de
DG ECFIN eux-mêmes ne pensent pas que l’hostilité envers la construction
européenne ait été une cause du scepticisme américaine, mais ce serait une
motivation « probablement mineure ».
La dérangeante théorie des zones monétaires optimales
La plus courante des
critiques des économistes américains fut basée sur la théorie des zones monétaires optimales (ZMO (9)) développée par le prix Nobel de l’économie
canadien Robert Mundell. Cette théorie affirme qu’une zone géographique doit
avoir certaines caractéristiques pour être une union monétaire valable. Le plus
important problème posé par une monnaie commune est l’impossibilité pour les
sous-économies de réévaluer (ou de dévaluer) leur monnaie pour s’adapter aux
déséquilibres (ordinairement une divergence compétitif et des déséquilibres
commerciaux).
Les auteurs décrivent
l’opinion des économistes américains ainsi :
Leur recherche inspirée de la ZMO abouta à un point de vu commun : les États-membres potentiels de l’EMU était moins capables de former une union monétaire valable que les États-Unis à cause du manque de système de redistribution fiscale paneuropéen, la faiblesse la mobilité de la main-d’œuvre en Europe et la plus haute fréquence des chocs asymétriques régionaux en Europe qu’aux États-Unis.
Europe n’avait aucune de
ces caractéristiques nécessaires à une zone monétaire optimale. La mobilité de
la main-d’œuvre, même au sein des nations européennes, est bien inférieure qu’aux États-Unis (10). Le budget fédéral étasunien compte pour plus de
20 % du PIB et des mécanismes de redistribution (retraites, chômage, santé…) veulent
dire qu’une chute de l’activité économique dans un état donné est en moyenne
compensée de 40 % par une diminution des impôts fédérales ou par une
augmentation des dépenses sociales. Le budget de l’Union européenne, ne
composant qu’un peu plus de 1 % du PIB et avec son mécanisme de redistribution
incroyablement bureaucratique (la politique régionale), ne peut assumer un tel
rôle. Plus récemment, un analyste à la banque JP Morgan créa un graphique
inspiré de la théorie ZMO affirmant que les pays principaux de la zone euro
forme une zone monétaire moins valable que même « les pays commençant avec
la lettre ‘M’ ».
Bien souvent les
prédictions faites par ces économistes américains basées sur la théorie ZMO se
sont avérée exactes. Par exemple, les
auteurs disent :
Gwen Eudey (1998) considérait les dangers potentiels associés avec un régime de taux de changes fixés de manière permanente (une union monétaire). Elle reconnaissait que la perte d’une politique monétaire indépendante pour contrer les chocs asymétriques nécessiterait des ajustements ayant lieu « à travers des changements des salaires ou le mouvement des travailleurs d’un pays à l’autre ».
C’est exactement ce qui
s’est produit. La réduction massive des salaires en Grèce, en Espagne, en
Ireland et au Portugal est d’ailleurs actuellement l’objectif explicit des
dirigeants européens (même si cela empire le chômage, la récession, la
déflation, etc.). L’émigration, particulièrement des jeunes, dans les pays en
crise est elle aussi fortement encouragée par les autorités européennes.
Le problème est exprimé
très clairement à travers ces deux graphiques : l’inflation a provoqué des
salaires trop élevés dans les pays de la périphérie et la limitation des
salaires en Allemagne a permis à ce pays de dominer les exportations. La
monnaie unique rend ces déséquilibres extrêmement difficiles à rectifier.
Et encore :
Certains économistes, comme Martin Feldstein, soutenait systématiquement que l’EMU serait un « handicap économique » avec globalement des conséquences économiques négatives : imposer un taux d’intérêt unique et des taux de changes fixes pour des pays caractérisés par des salaires inflexibles, une faible mobilité de main-d’œuvre et une absence de redistribution budgétaire centralisée, accomplirait rien si ce n’est qu’une augmentation du chômage cyclique parmi les membre de la zone monétaire unique.
Il est difficile de
critiquer ces évaluations étant données les performances différentes des
économies étasunienne et eurozonienne suite à la crise financière. Au début de
la récession la zone euro et les États-Unis avait une performance comparable et
avait quasiment le même niveau de chômage, mais ont a commencé à voir une
différence énorme avec le début de la crise de l’euro fin 2009. L’OCDE l’avait d’ailleurs remarqué en mars
dernier (11) et cette tendance
n’est que devenue plus prononcée depuis.
L’économie eurozonienne est rentrée en récession fin 2011, elle a connu
une croissance zéro au premier trimestre de
2012 (12), et le chômage a atteint 11,1 % (13). Ceci a d’ailleurs réduit la croissance pour la Russie,
l’Europe orientale et le Maghreb (14). En revanche, on s’attend à ce que l’économie étasunienne croît de 2,5 %
en 2012 et que son taux de chômage chute progressivement, atteignant actuellement
8,2 %.
Les économistes de la
Réserve fédérale, s’ils étaient positifs sur l’euro, avaient eux aussi des
inquiétudes en rapport avec la théorie ZMO.
Il est intéressant de
remarquer que les économistes américaines n’ont pas parlé – du moins selon ce
rapport – des problèmes que poserait l’absence d’un prêteur en dernier recours
et d’une dette européenne commune. C’est le deuxième grand problème que la zone
euro doit résoudre. Parce que la BCE ne peut financer directement les États
comme le fait la Réserve fédérale ou la Banque d’Angleterre, les gouvernements
se sont rendus dépendants des marchés financiers pour des prêts et sont menacés
de faillite (avec des conséquences potentiellement catastrophiques) lorsque les
taux d’intérêts demandés pour ces prêts sont trop élevés. Il n’est pas clair si
ces économistes ont négligé ce problème ou si les auteurs du rapport l’ont
omit.
Créer la zone euro : la politique s’en prend à l’économie
On écrit une page de l’Histoire européenne et mondiale à Maastricht. Mitterrand est à gauche de la Reine des Pays-Bas. Kohl est derrière elle. |
Les économistes
américains étaient donc quasiment unanimes à considérer l’euro de manière
négative. Mais cela soulevait une autre question : Si c’était
économiquement idiot, pourquoi les Européens s’efforçaient-t-ils à créer cette
Union ?
L’écrasante majorité
considérait que la politique tentait de dicter la réalité à l’économie. Et par
la « politique » on veut dire le grand compromis entre François Mitterrand et
Helmut Kohl (15) à l’heure de
la chute du Communisme : la Réunification allemande doit être parallèle à
la construction européenne, et en particulier, doit être liée à un engagement à
l’union économique et monétaire.
Le mouvement vers l’EMU
paraît ensuite presque irrésistible. Une fois que Mitterrand et Kohl formalisa
l’accord à Maastricht – abandonnez le Deutsche Mark et on fera de la BCE une
copie de la Bundesbank – et surtout après que le Traité fut ratifié par le
référendum de 1992 en France (même si ce n’était qu’un « petit out »
de 51 %), c’était presque impossible de revenir en arrière. Comme le disait
John Witt en 1997 : « tant que les chefs politiques des plus grands
pays de l’UE, l’Allemagne et la France, sont décidés à avancer, les perspectives
d’au moins une mini-union début 1999 semblent favorables ».
Les Américains, il est
utile de noter, ne considéraient pas que toutes les possibles EMU étaient
nécessairement vouées à l’échec. De manière générale il semble qu’ils pensaient
qu’une union incluant l’Allemagne, le Benelux et la France serait viable. Mais
aller au-delà serait une catastrophe. Feldstein semble avoir été très
perspicace sur les motivations de l’Espagne, de l’Italie et autres pays de
la périphérie à entrer dans l’union monétaire. Comme l’indique le rapport :
[Feldstein] considérait que les autres États-membre de l’UE, comme l’Italie et l’Espagne, participaient à l’EMU non pour ses bienfaits économiques douteux, mais plutôt à cause d’une combinaison de peur d’être exclus de l’union politique émergeante de l’EMU qui suivrait la réalisation de la monnaie unique, et la croyance/peur qu’on discriminerait contre les pays qui ne rejoindraient pas l’union dans d’autres domaines de politique européenne.
Un autre argument, et on
revient à la logique implacable de l’engagement et de l’engrenage, était qu’il
y avait « une peur des conséquences économiques de perdre les bienfaits de
plusieurs années de durs efforts pour entrer dans le club monétaire de
l’Europe. » On ne peut réduire son déficit pendant des années, comme l’ont
fait plusieurs candidats à l’euro (notamment l’Italie et la Belgique), en
disant que « l’Europe » (c’est-a-dire Maastricht) le nécessite, et
ensuite dire qu’on n’y rentrera pas.
Les auteurs
résument :
Comme beaucoup d’économistes américains croyaient que la monnaie unique pour l’Europe était principalement un projet politique, qui négligeait les fondamentaux économiques soulignés par l’approche ZMO, ils craignaient que les Européens étaient en train de construire une union monétaire mal-conçue qui aurait vraisemblablement une durée de vie courte.
En effet !
Les auteurs eux-mêmes
n’étaient pas insensibles à l’interprétation de « la politique avant
tout » de l’EMU :
Le processus d’unification monétaire menant au Traité de Maastricht était facilité par plusieurs développements tels que la fin de l’Union soviétique, la réunification allemande et l’augmentation de la stabilité des taux de change nominaux au sein de l’Europe, contribuant à un créneau pour avancer vers une monnaie unique.
Il est difficile d’être
en désaccord avec ce constat.
Pourquoi ces Américains ne comprennent-t-ils pas ?
Si les Américains
devaient expliquer pourquoi les Européens continuaient avec l’EMU, les
fonctionnaires européens qui ont écrit ce rapport ont dû expliquer pourquoi ces
sages universitaires américains étaient tellement critiques. Comme ils le
remarquent : « Nous trouvons [ce scepticisme sur l’euro] surprenant
étant donné qu’ils vivaient et bénéficiaient d’une grande union monétaire,
celle du dollar étasunien. »
Ils présentent quelques
raisons mineures : des bons économistes sceptiques pourraient avoir
« un penchant pour le pessimisme dans leur conception du monde » et
« le marché pour les prévisions pessimistes est probablement plus
important que celui des prévisions optimistes. »
Il présente aussi quatre
raisons majeures :
- « la forte influence de la théorie originale des zones monétaires optimales sur les analyses américaines, menant à la conclusion que l’Europe était loin d’être une zone monétaire optimale ; »
- « l’usage d’une approche statique et anhistorique pour étudier l’unification monétaire en comparant l’union monétaire complète étasunienne avec l’Europe avant l’unification monétaire, ainsi n’arrivant pas à voir l’unification monétaire comme un processus évolutif ; »
- « l’incapacité d’identifier le régime de taux de change fixes comme l’alternatif à la monnaie unique européenne ; »
- « la croyance que la monnaie unique pour l’Europe était principalement un projet politique négligeant les fondamentaux économiques, ainsi vouant la monnaie unique à l’effondrement. »
Les critiques des auteurs
de la théorie des zones monétaires optimales me paraissent faibles et forcées.
Les auteurs affirment que les économistes américains étaient « des
prisonniers analytiques de l’approche ZMO, » négligeant « une
histoire traumatique de réalignement des taux de change fixes, » qui
menait à « un haut degré d’incompréhension [misunderstanding, un terme assez condescendant] aux États-Unis sur
les coûts et les bienfaits de l’EMU. » Quoi qu’il en soit, les problèmes
du régime monétaire pré-euro étaient peut-être importants, mais ils n’avaient
jamais provoqué des conditions de quasi-Dépression et de récession permanente à
travers le continent.
L’idéologie européenne
Mais si les Américains
avaient raison, pourquoi les Européens – dont les institutions proto-fédérales
sont bourrées d’économistes – avaient une opinion différente ? L’existence
de l’euro nécessite que les économistes de l’UE justifient une négation de la
théorie des zones monétaires optimales. La tentative des auteurs de discréditer
un pilier de la théorie économique américaine dépend fortement de ce que
j’appellerais « l’idéologie européenne ». C’est l’idée que le
processus constant et évolutif de la construction européenne harmoniserait
progressivement les nations européennes et s’occuperait des problèmes posés par
la théorie ZMO.
Ils critiquent les
Américains utilisant la théorie ZMO pour leur modèle « passéiste » (backward looking) et pour « l’usage
d’une modèle statique et anhistorique ». Ils affirment :
Jusqu’à maintenant [novembre 2009], les prévisions et les scénarios pessimistes des années 90s n’ont pas eu lieu. […] [L’euro] a favorisé l’intégration de la finance, du travail et des marchés de matières premières au sein de la zone euro. Le commerce a augmenté, ainsi que la synchronisation des cycles économiques. Les différences d’inflation au sein de la zone euro sont actuellement du même ordre de grandeur dans la zone euro qu’aux États-Unis.
Les auteurs citent aussi
le travail de certains économistes américains :
Ils soutenaient que les critères ZMO devraient être considérés comme endogènes. Une fois qu’un pays devient membre d’une union monétaire, son économie s’adapte au nouvel environnement. L’adhésion à l’union monétaire augmentera probablement le commerce au sein de l’union et ainsi augmentera la corrélation des cycles économiques nationaux, l’aidant à remplir certains des critères ZMO.
Il y a peut-être une part
de vérité à cette idée d’intégration, d’harmonisation et de convergence
« douce » et presque imperceptible dans plusieurs domaines de
politique européenne. Mais en ce qui concerne la zone euro, ça ne pourrait être
moins vrai. Au lieu de converger, les économies de la monnaie commune ont
divergé massivement, avec l’Allemagne limitant ses salaires et gagnant de la compétitivité
dans le « noyau », une fausse prospérité et des bulles
inflationnistes en Espagne, en Ireland et en Grèce provoquées par l’argent des
marché financiers libérés par la monnaie unique. Jamais le gouffre entre le
pays légal et le pays réel n’a été aussi grand (si l’on m’excuse le vocabulaire
maurrassien). Les économistes eurozoniens avait peut-être des inquiétudes mais
ils étaient apparemment ignorants de l’ampleur du problème. Voici le président de la BCE Jean-Claude Trichet
en 2007 (16) : « Très
souvent, moi-même et mes collègues du Conseil des Gouverneurs mentionnent l’économie
irlandaise en tant que modèle pour la zone euro dans de nombreux
domaines. »
Les auteurs considèrent aussi
que les économistes américains avaient fait « l’erreur » de baser
leurs évaluations de la viabilité de la zone euro sur les conditions
d’aujourd’hui plutôt que celles de l’imaginaire (fédérale ?) Europe de
demain : « Au lieu de comparer l’Europe avant l’introduction de
l’euro avec les États-Unis des années 90, une comparaison plus juste serait
avec le fonctionnement futur de la zone euro. » Mais les Américains
étaient sceptiques sur le futur de l’Europe justement parce que les
gouvernements européens avaient démontré à maintes reprises qu’ils avaient des
désaccords fondamentaux et que l’euro seraient créé sans le consensus
nécessaire pour une union politique et un gouvernement économique.
On peut comprendre que le
fonctionnaire européen travaille selon l’hypothèse que si la structure
européenne est aujourd’hui incohérente elle sera réformée pour devenir quelque
chose de valable un jour. Mais des fois cela semble vraiment malmener les
auteurs :
[Les évaluations de l’euro] devraient aussi considérer si le système étasunien de fédéralisme budgétaire fonctionnerait plus efficacement ou non que le système eurozonien, où la politique budgétaire est établie selon des préférences régionales (nationales) dans le cadre du Pacte de Stabilité et de Croissance.
On aurait dit de la parodie.
On prend au sérieux le Pacte Stabilité et de Croissance (qui a été discrédité
depuis longtemps) et on retourne la théorie ZMO sur sa tête en spéculant qu’une
union monétaire sans budget fédéral
serait supérieure !
(Eichengreen, pour n’en citer qu’un, affirmait au contraire que l’hétérogénéité
de l’économie européenne est telle qu’il faudrait un budget fédéral encore plus important que celui des
États-Unis !)
Et les économistes européens en dehors des institutions ?
On ne peut que se poser
des questions : Comment les Européens se sont retrouvés avec se système
imparfait ? Qu’ont pensé les économistes européens ? Ceux au sein des
institutions de l’UE, nécessairement propices au consensus, n’avaient peut-être
pas la liberté de manifester publiquement leur esprit critique. Mais qu’en
est-t-il des économistes universitaires et fonctionnaires à travers l’Europe,
et en particulier ceux d’Italie, d’Espagne et de Grèce ? Ont-ils approuvé ?
Se sont-ils opposés au désastre qui s’annoncer pour leur pays ? Ou se
sont-ils autocensurés par peur de paraître « anti-européen » ?
Je n’ai pas de réponse.
Le seul Européen que j’ai lu en détail à ce sujet est le professeur de la London School of Economics belge Paul de
Grauwe, notamment une édition début années 90 de son livre The Economics of Monetary Integration (nouvelle édition (17)). Il accepte la théorie ZMO et prédit qu’une zone
euro au-delà de l’Allemagne, le Benelux et (peut-être) la France serait
sous-optimale.
Le rapport est d’ailleurs
un peu bizarre à ce sujet. Il affirme qu’une étude comparable des économistes
européens « serait intéressant » mais avertit : « Une telle
étude serait cependant difficile de mettre en œuvre parce qu’elle concernerait
plusieurs pays avec des publications dans des langues autre que
l’anglais. » C’est un « problème » assez incroyable à soulever
pour deux fonctionnaires de la Commission européenne – qui a de vastes services
de traduction et qui est censée avoir trois langues de travail. C’est probablement
une preuve de l’accablante, écrasante prédominance de l’anglais au sein de la
DG ECFIN et de la BCE. (Au cours des conférences de presse, même les
journalistes italiens posent leurs questions au président de la BCE Mario
Draghi en anglais. Je ne sais pas si Jean-Claude Trichet répondait aux
questions en français. Dans tous les cas, les Français qui critiquent les
institutions de Bruxelles pour leur anglophonie ne s’attaquent que très
rarement à la BCE ou la DG ECFIN pour leur non-usage de la langue de Voltaire,
malgré le fait que les institutions eurozoniennes sont de loin les plus puissantes et
antidémocratiques de l’Union (18)).
L’économie offre un
exemple intéressant de la prédominance de la langue anglaise. Comme le note le
rapport :
[Les universitaires américains] ont joué un rôle dominant et dans la recherche internationale et dans le débat politique [policy] sur l’euro. Leurs points de vu furent répandus des deux côtés de l’Atlantique, influant les économistes européens dans leur travail sur l’EMU et la monnaie unique. Grâce à la taille et à la dominance intellectuelle du secteur universitaire américain, les économistes américains ont fixé les paramètres de la discussion académique sur l’unification monétaire européenne.
Certains, notamment
beaucoup de Français, craignent que l’usage excessif de l’anglais en tant que
langue de travaille mène à un biais et à l’adoption des valeurs dites
« anglo-saxonnes » (c'est-à-dire : néolibérales,
ultracapitalistes, « antifrançaises », le laisser-faire
(ironie : les anglophones utilise ce terme français pour l’expression
« laissez-faire capitalism),
etc.). Le plus célèbre des journalistes français des affaires européennes Jean Quatremer a d’ailleurs affirmé (19) : « je dis simplement que la
domination de l'anglais permet d'imposer la domination d'un système de valeurs. »
D'évidence, concernant les institutions monétaires et financières de l’Union,
le fait de travailler en totale anglophonie ne les ont pas empêché d’être
complètement immunisées aux hérésies de la pensée économique américaine. Parler
l’anglo-américain ne signifie pas nécessairement réfléchir à
l’anglo-américaine.
Dans tous les cas, il serait très
intéressant de savoir, en anglais ou non, ce que les économistes européens en
dehors des institutions pensaient de toute cette longue affaire.
Notes :
(1) Blog de Craig Willy - Europe Libre : http://www.craigwilly.info/?p=1144
(3) P O Neil, The Theory Strikes Back : http://fistfulofeuros.net/afoe/the-theory-strikes-back/
(4) European Central Bank, 2012, The first ten years of the euro banknotes and coins : http://www.youtube.com/watch?v=o0YrRM7yee0
(5) Commission Européenne, Education et formation, Les Chaires Jean Monnet : http://ec.europa.eu/education/jean-monnet/chairs_en.htm
(6) Le Grand Journal, Canal+, La crise en Europe : une manipulation des banques anglo-saxones pour Valery Giscard d'Estaing : http://finance-economie.com/blog/2011/11/30/la-crise-en-europe-une-manipulation-des-banques-anglo-saxonne-pour-valery-giscard-destain/
(7) Die Welt Online, Günther Lachmann, Elmar Brok : "US-Kräfte haben uns den Währungskrieg erklärt" : http://www.welt.de/politik/deutschland/article13817253/US-Kraefte-haben-uns-den-Waehrungskrieg-erklaert.html
(8) DR. MARCIN PIATKOWSKI, Why were American economists jealous about the Euro? : http://mpiatkowski.blogspot.fr/2010/03/why-were-american-economists-jealous.html
(9) Wikipedia, La théorie des zones monétaires optimales : http://en.wikipedia.org/wiki/Optimum_currency_area
(10) Investoralist.com, Labour mobility still much higher in the US than Europe : http://www.investoralist.com/labour-mobility-still-much-higher-in-the-us-than-europe/
(11) Economy: US and Europe facing separate growth tracks, says OECD, Lien cassé
(12) Eurostat, News Release 6 June 2012 : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/2-06062012-AP/EN/2-06062012-AP-EN.PDF
(13) Eurostat, News Release 2 July 2012 : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-02072012-AP/EN/3-02072012-AP-EN.PDF
(14) Wall Street Journal, 24 Juillet 2012, European Crisis Seen Spreading to Russia : http://online.wsj.com/article/SB10000872396390444025204577546972960819332.html?mod=googlenews_wsj
(15) Europe Libre, Craig Willy, Did Kohl Give Up the Deutsche Mark for East Germany ? : http://www.craigwilly.info/?p=118&lang=fr
(16) European Central Bank, Questions And Answers,10 May 2007, Jean Claude Trichet & Lucas Papademos : http://www.ecb.int/press/pressconf/2007/html/is070510.en.html
(17) Paul De Grauwe, Economics of Monetary Union, Amazon.com : http://www.amazon.co.uk/Economics-Monetary-Union-Paul-Grauwe/dp/0199563233
(18) Europe Libre, Craig Willy, Qui dirige vraiment l'Europe ? : http://www.craigwilly.info/?p=1128&lang=fr
(19) Les Coulisses de Bruxelles, Jean Quatremer, No taxation without translation ! : http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/2010/10/no-taxation-without-translation-.html
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