Le 20 novembre 1964, Federal Union Inc fêtait son 25e anniversaire. George V. Allen, le président du comité exécutif, avait pour l’occasion organisé un grand banquet dans la salle de bal de l'Hôtel Warwick, à Philadelphie. Nelson A. Rockefeller, madame et monsieur Benjamin Baker, madame et monsieur Roy Chiffs, et Clarence K. Streit accompagné de son épouse, Jeanne, y participèrent. Streit, le « grand Manitou » de Federal Union Inc, avait invité le gouverneur de l’État de New York, à prononcer un discours sur l’état des relations transatlantiques 25 ans après la création du mouvement [1].
En guise d’introduction, l’auteur de Union Now a tenu a rappeler que l’idée transatlantiste était partagée au sommet de l’État américain. Il s’est en effet adressé au gouverneur Rockefeller en ces termes : « vous avez des points de vues divergents avec monsieur Nixon - mais pas sur l’unification Atlantique. Vous avez des points de vues divergents avec l’ancien Président Kennedy - mais pas sur l’unification Atlantique [...]. Vous avez parfois, je pense, des points de vues divergents avec le général Eisenhower - mais pas sur l’unification atlantique [...]. Et vous avez, je l’ai compris, des opinions différentes de celles du sénateur Goldwater - mais pas sur l’unification Atlantique ». En ce qui concerne cette politique, c’est plutôt le règne du parti unique [2]...
Évoquant en outre le fait que Benjamin Franklin réussit à fédérer les treize colonies en 35 ans, Clarence Streit affirma qu’il était temps de fédérer les démocraties de l’Atlantique Nord, après vingt-cinq ans de militantisme. À la suite de ces considérations sur l’histoire américaine, il donna la parole à Nelson Rockefeller.
Le gouverneur républicain fit d’abord le constat suivant : après un demi-siècle chaotique, marqué par deux « grandes guerres civiles », l’Occident souffre encore de sa désunion, alors même que le bloc de l’est se fait de plus en plus menaçant. Pourtant, l’interdépendance toujours plus grande entre les États ne permet plus l’isolationnisme.
La situation n’est guère nouvelle. Les nations occidentales se trouvent confrontés aux mêmes problèmes que les treize colonies de jadis. Après la guerre d’indépendance contre George III, et la signature du traité de Paris en septembre 1783, les colonies étaient désormais souveraines mais divisées, en proie à des conflits multiples. Le 17 septembre 1787, malgré les troubles monétaires, les guerres tarifaires, l’hostilité militaire entre les États - bref, une situation de quasi guerre civile - la Constitution fédérale des États-Unis fut acceptée par la convention réunie à Philadelphie. Deux ans plus tard, après moult débats, l’Union américaine commençait enfin à fonctionner et à prospérer, jusqu’à devenir la première puissance mondiale au cours du XXe siècle.
Rockefeller estime que dans les années 1960, les nations du « monde libre », en particulier les membres de l’Otan, traversent les mêmes difficultés que les Américains de 1787. Alors que le fascisme et le national-socialisme ont été éradiqué au sortir de la guerre, que « la belle idée européenne » germait enfin, que l’alliance Atlantique avait été créé, les clivaqes nationaux se sont accentués. Cependant, l’accroissement de la population mondiale, les révolutions scientifiques, les bouleversements sociaux, la menace nucléaire que fait peser le monde communiste sur le « monde libre » rendent urgente la création d’une union fédérale entre les démocraties de l’Atlantique Nord. Le conférencier critique au passage la France du général de Gaulle, et affirme que l’Europe doit se rapprocher des États-Unis dans le cadre de l’alliance Atlantique.
Les nations occidentales, partageant la même vision du monde, de l’État et de la nature humaine, doivent s’engager dans l’édification d’une structure politique inédite. Ce que les pères fondateurs de l’Union américaine ont fait à l’échelle continentale, les fédéralistes du XXe siècle doivent le faire à l’échelle intercontinentale.
La fédération intercontinentale, construite à partir de l’Otan, respecterait l’identité des peuples et renforcerait le pouvoir démocratique ainsi que la dignité humaine. « Elle fournirait un cadre dans lequel l'accélération de la circulation des biens, de l'argent, et des idées réglerait les problèmes agricoles, celui de la main-d'œuvre, du chômage, et de l'égalité des chances pour les minorités ethniques ». Elle inspirerait les autres peuples, en particulier ceux du bloc de l’est, qui pourront trouver un « havre de paix à l’intérieur de l’Union ». Elle fournirait une solution aux différends portant sur les armes nucléaires. Enfin, elle formerait l’organisation politique, économique et militaire la plus puissante de la planète, et ne craindrait plus le communisme international.
Pour mettre en oeuvre ce projet-Frankenstein, notre apprenti-sorcier du mondialisme propose l’organisation d’une convention réunissant des délégués chargés de définir un calendrier pour achever l’union fédérale. Le député républicain Paul Findley s’est par ailleurs fait l’avocat du transatlantisme. Côté démocrate, J. F. Kennedy, le président Johnson, le vice-président Humphrey, l’ancien sénateur Kefauver ont défendu les principes de Union Now. Le temps de l’isolationnisme est dorénavant révolu.
Rockefeller conclut sa conférence en évoquant les moyens d'établir « l’union atlantique au sein d’une structure fédérale » : en s’appuyant sur la CEE pour l’économie, et sur l’Otan pour la défense et les affaires étrangères. Il ne s’agit là que d’une suggestion, d’autres combinaisons étant possibles. Dans tous les cas, c'est l'Amérique qui montre la voie...
Conclusion :
En 2002 aux États-Unis et en 2003 en France, David Rockefeller, le frère de Nelson, a publié ses Mémoires. Au chapitre 27, le fondateur de la commission trilatérale nous fait cet aveu spectaculaire : « depuis plus d'un siècle, les extrémistes idéologiques des deux bords politiques s'emparent des incidents dont on parle beaucoup dans les journaux, tels que ma rencontre avec Castro, pour reprocher à la famille Rockefeller, l'influence démesurée qu'ils prétendent que nous exerçons sur les institutions politiques et économiques des États-Unis. Certains croient même que nous faisons partie d'une cabale secrète agissant contre les grands intérêts des États-Unis et ils représentent ma famille et moi comme des "internationalistes" ; ils vont jusqu'à prétendre que nous conspirons avec d'autres capitalistes dans le monde pour construire une structure politique et économique mondiale plus intégrée – un seul monde si vous voulez. Si c'est ce dont on m'accuse, je plaide coupable et j'en suis fier » [3]. L’ancien banquier n’aurait pu mieux exprimer la finalité du transatlantisme promu par son frère, ainsi que le rôle de la dynastie Rockefeller dans le nouvel ordre mondial. L’union transatlantique devant aboutir en 2015, la décennie 2010 risque d’être décisive pour l’avenir du monde.
Notes :
[2] Ajoutons que :
[3] David Rockefeller, Mémoires, Paris, Éditions de Fallois, 2006, pages 475.
Document joint :
Rockefeller Proposes Immediate Convention To Declare NATO Goal Is Federal Union,
Freedom & Union, décembre 1964 :